La reconnaissance du génocide des Arméniens par le président Joe Biden a surpris l’opinion publique internationale dans un contexte où les États-Unis ont toujours besoin de leur alliée la Turquie. Cette reconnaissance est le fruit d’un processus complexe qui s’est étalé sur plusieurs décennies, avec pour vocation d’apporter une réponse politique sur la scène interne plutôt qu’internationale. Julien Zarifian analyse les ressorts et la portée de cet acte politique fort.

 

Par Julien Zarifian, maître de conférences en histoire des États-Unis à CY Cergy Paris Université et membre junior de l’Institut Universitaire de France

Le 12 mai 2021

 

Radar Media Info Sud-Caucase : La reconnaissance du génocide arménien par le président Biden a surpris l'opinion publique internationale. Elle est pourtant le résultat d'un processus qui s'est étalé sur plusieurs décennies. Quels en sont les grands traits ?

Julien Zarifian : Ce processus est le fruit des efforts de ce qu’on peut appeler la communauté arménienne organisée, c’est-à-dire principalement les organisations politiques et les activistes arméno-américains, aujourd’hui regroupés, pour l’essentiel, autour de l’Armenian National Committee of America (ANCA) et l’Armenian Assembly of America (AAA). Il débute véritablement au début des années 1970, consécutivement aux mobilisations pour le cinquantième anniversaire du génocide arménien en 1965, qui signent le renouveau de la cause arménienne. Pour contrecarrer le négationnisme turc qui se sophistique et pour pouvoir commémorer pleinement et sereinement le génocide dans leur pays, les Arméniens des États-Unis cherchent peu à peu à s’assurer que les différents échelons du pouvoir américain reconnaissent sans équivoque la réalité de cette tragédie. Et ils constatent rapidement que, du fait des pressions d’Ankara, ce n’est pas vraiment le cas. Ils entament donc une lutte sans relâche pour atteindre cette reconnaissance, qui aurait dû être une formalité, d’autant que, dès les années 1980-1990, la recherche historique sur la question ne laisse plus de doute sur la dimension génocidaire des massacres de 1915. Malgré des succès importants, les Arméniens et leurs soutiens à Washington buttent systématiquement sur le refus de l’Exécutif, et en particulier du département d’État, de contrarier l’allié turc. La reconnaissance formelle par les deux chambres du Congrès fin 2019, puis la prise de position récente du président Biden, viennent ainsi clore un chapitre long et pénible pour les Arméno-Américains et leurs amis, qui ont dû se démener pendant des décennies, en accumulant des revers qui ne les ont pour autant jamais découragés.

Radar Media Info Sud-Caucase : Pouvez-vous retracer plus en détails les grandes étapes historiques de ce long processus ?

Julien Zarifian : Il s’agit d’un processus complexe qui se joue en grande partie à Washington mais aussi au niveau des États et parfois à un niveau infra. À la fin des années 1960, la volonté des Arméniens des États-Unis de commémorer de manière plus visible le génocide et de construire des monuments dans les régions où ils vivent suscite la colère des autorités d’Ankara : elles opèrent des pressions sur les différents échelons du pouvoir américain pour empêcher cette « mise en visibilité » du génocide arménien dans l’espace public américain. Ces pressions de la Turquie trouvent assez vite un écho favorable auprès de l’Exécutif et notamment du département d’État qui souhaite ménager cet allié de l’OTAN coûte que coûte, et ce dès la période Nixon (1969-1974). Un bras de fer s’engage alors entre les Arméniens des États-Unis soutenus par leurs élus au niveau local et au Congrès, et la Turquie qui peut, globalement, compter sur un soutien quasiment sans failles de l’Exécutif. En plus de ce soutien, la Turquie se rapproche d’élus du Congrès et s’adjoint les services de lobbyistes professionnels.

Dès le début des années 1970, l’Exécutif, sur l’impulsion du département d’État, met en place une politique de non-reconnaissance du génocide qui vise essentiellement à éviter le sujet et à faire en sorte qu’il soit le moins audible et visible possible aux États-Unis (car à chaque fois que c’est le cas, cela génère la colère des autorités turques). Les administrations américaines, toutes périodes et couleurs politiques confondues, maintiendront cette ligne jusqu’à Joe Biden – exception faite d’une mention du génocide des Arméniens par le président Ronald Reagan en 1981, dans le cadre d’une proclamation sur la commémoration de l’Holocauste rédigée par une de ses plumes principales d’alors, l’Arménien Américain Ken Khachigian. Alors que tous les présidents américains, depuis Richard Nixon, ont soit commémoré le génocide avant d’être élus, soit promis de reconnaître le génocide durant leur campagne présidentielle, ils vont opter pour une stratégie d’évitement une fois au pouvoir, et n’évoquer le génocide que rarement (en général une fois par an, le 24 avril) et le faire en parlant de « massacres » ou de « tragédie » uniquement. Pire, toujours pour ménager la Turquie, l’Exécutif va systématiquement s’opposer à toute tentative de reconnaissance par le Congrès, qui va devenir le théâtre principal de la lutte des organisations arméniennes et de leurs amis pour la reconnaissance du génocide. En effet, à défaut d’une prise de position de l’Exécutif, une loi pourrait faire, au moins en partie, acte de reconnaissance.

En 1975, grâce au soutien de l’emblématique Speaker démocrate de la chambre des Représentants, Thomas « Tip » O’Neill, cette dernière adopte la « Joint Resolution 148 » (H.J. Res. 148), désignant le 24 avril 1975 comme « Journée nationale de commémoration de l’inhumanité de l’homme à l’égard de l’homme ». C’est une victoire pour les Arméniens mais cette résolution est ensuite rejetée par le Sénat, ce qui lui fait perdre toute valeur autre que symbolique. Une résolution de même nature, la H.J. Res. 247, connaît exactement le même sort en 1984-85. Une autre tentative est bloquée en 1987. Puis en 1990, le Sénat est relativement proche d’adopter un texte de reconnaissance sur l’impulsion du sénateur républicain Bob Dole, grand ami des Arméniens, mais la tentative échoue également. Les exemples se répètent par la suite, très régulièrement, sous les mandats de Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama. Comme mentionné plus haut, les activistes arméniens américains et leurs soutiens au Congrès font preuve d’une grande pugnacité et obtiennent parfois des résultats intéressants sur ce dossier, comme le vote de résolutions par les comités de la Chambre ou du Sénat (équivalents des commissions parlementaires en France), ou encore la reconnaissance du génocide par les États, les comtés, les municipalités, ainsi que la construction de nombreux monuments de commémoration, etc. Ils créent donc, dès les années 1990, une dynamique forte, et la plupart des médias mainstream américains se rangent du côté de la reconnaissance. En 2005, un ambassadeur américain en Arménie, John Evans, reconnaît le génocide (mais sera ensuite forcé à la démission du fait de sa prise de position). Dans les années 2000 et 2010, des procès sont gagnés par des Arméniens Américains, notamment contre des compagnies d’assurance pour faire reconnaître leurs droits en tant que descendants de victimes du génocide qui avaient souscrit des assurances-vie avant 1915. Toutefois, la reconnaissance pleine et entière du génocide par les États-Unis reste bloquée par l’Exécutif jusqu’au changement de cap voulu par Joe Biden.

 

Radar Media Info Sud-Caucase : Lors de la dernière séquence, qui débute sans doute avec les processus de reconnaissance au Congrès en 2019, comment se sont articulés les arguments en faveur et défaveur de cette reconnaissance ?

Julien Zarifian : Au vrai, ces arguments n’ont pas beaucoup varié ces dernières années et même décennies. La Turquie et ses relais à Washington s’arc-boutent sur le déni et affirment que le génocide n’a pas eu lieu, qu’il s’agit là d’une version arménienne de l’histoire, et que toute reconnaissance par le Congrès ou l’Exécutif aurait des conséquences géopolitiques considérables et irrémédiables pour les États-Unis au Moyen-Orient (conséquences dont on peine souvent, au vrai, à bien cerner les contours…). Le camp arménien rappelle pour sa part que tous les spécialistes sérieux ont établi sa véracité, et que le chantage de la Turquie est inacceptable et peu cohérent.

Ce qui a changé depuis quelques années c’est que : 1) la Turquie, et donc l’Exécutif américain, se sont trouvés de plus en plus isolés sur cette question à mesure que la recherche universitaire précisait la réalité du génocide et que de plus en plus d’États et d’autres acteurs internationaux le reconnaissaient ; 2) les présidents américains qui, au moins depuis George H.W. Bush, promettaient de reconnaître le génocide durant leur campagne et ne tenaient pas parole une fois élus, ont été de plus en plus critiqués, et leur position est devenue de plus en plus intenable et mauvaise pour leur image ; 3) les excès et le radicalisme du régime turc d’Erdoğan, ainsi que ses velléités hégémoniques de la Lybie au Caucase, en passant par la Syrie, ont fait passer, peu à peu, la Turquie dans le camp des États qu’on ne ménage plus, ou qu’on ménage moins, à Washington ; 4) concomitamment, il semble que le nombre et l’efficacité des soutiens de la Turquie au sein du microcosme washingtonien  (parmi les décideurs politiques, leurs conseillers, les lobbyistes, etc.) se soient réduits ces cinq dernières années.

 

Radar Media Info Sud-Caucase : Quels personnes, ministères ou bureaux au sein de l'administration américaine ont joué les rôles clefs dans cette reconnaissance ?

Julien Zarifian : C’est difficile à affirmer mais je pense que la décision est réellement à mettre au crédit du président lui-même. Peut-être que le département d’État s’est moins opposé à la reconnaissance que par le passé, de même que son entourage immédiat à la Maison Blanche, mais je pense que dans un régime présidentiel comme celui des États-Unis, c’est le président qui tranche sur ce genre de questions. Évidemment, c’est toujours délicat pour ce dernier quand son administration et ses conseillers sont en désaccord avec lui. Il lui faut alors aller à leur encontre. C’est visiblement ce que Barack Obama n’a pas été en mesure de faire, ou n’a pas vraiment voulu faire, lorsqu’il était président (en 2009 notamment, ainsi qu’en 2015, pour le centenaire). Mais cela signifie alors que le président en question manque de conviction sur le sujet, ou juge que la balance bénéfice-risque est trop défavorable. Joe Biden a su imposer un véritable changement de paradigme de l’Exécutif sur la question et, même si l’Exécutif, en ce début de présidence Biden, était sans doute « mûr » pour un tel changement, je pense que l’essentiel du crédit revient au président.

 

Radar Media Info Sud-Caucase : Peut-on considérer que le rôle de la Turquie dans la guerre au Haut-Karabagh de l’automne dernier et, au-delà, les visées panturquistes du régime d’Erdoğan notamment au Sud Caucase, ont également joué un rôle dans cette reconnaissance ?

Julien Zarifian : Assez peu selon moi. Évidemment, le rôle déstabilisateur de la Turquie dans le conflit du Haut-Karabagh, son soutien militaire à l’Azerbaïdjan, et toute la violence et l’hostilité à l’encontre des Arméniens que cela a exprimé, n’ont pas joué en la défaveur d’une reconnaissance du génocide par Joe Biden. Mais je ne pense pas que ces considérations soient centrales. La reconnaissance du génocide par le président américain est avant tout une décision de principe américano-américaine visant à mettre un terme à cette politique de non-reconnaissance de l’Exécutif - politique, on peut le dire, assez inacceptable (sans doute y compris parfois pour les décideurs qui en étaient les tenants). Je ne pense pas qu’il faille y voir, comme les dirigeants turcs cherchent à le faire croire, un acte d’hostilité vis-à-vis de la Turquie, ou encore croire que la politique américaine envers la Turquie va forcément se durcir après cette décision, ou que les relations entre les deux pays vont se détériorer considérablement. D’ailleurs, les réactions d’Ankara sont véhémentes mais, pour le moment, peu porteuses de conséquences concrètes. Les relations américano-turques sont plus tendues depuis de longues années déjà, et sans doute que la reconnaissance du génocide par Biden ne va pas améliorer les choses, mais en faire le déterminant majeur d’une détérioration plus sérieuse serait exagéré, selon moi. D’autant que, si on se replace du point de vue de la présidence américaine, on peut noter que les mots « Turquie » ou « turque(s) » n’apparaissent à aucun moment dans la proclamation présidentielle du 24 avril[1]. Il est clair - et indiqué explicitement dans le texte - qu’elle vise simplement à affirmer la réalité historique sans chercher à condamner quiconque. Dans le même ordre d’idées, s’agissant du Sud-Caucase, rien ne laisse penser que l’administration Biden mènera une politique particulièrement favorable à l’Arménie. Elle n’a pour le moment pas cherché à durcir le ton vis-à-vis de l’Azerbaïdjan. Au contraire, on a appris il y a quelques jours que, comme leurs prédécesseurs depuis 2002, les autorités américaines maintenaient levées les sanctions contre Bakou qui ont bloqué toute aide financière américaine entre 1992 et 2002, dans le cadre de la section 907 du Freedom Support Act.

 

[1]N.D.L.R. : La déclaration intégrale en anglais est consultable ici https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2021/04/24/statement-by-president-joe-biden-on-armenian-remembrance-day/

Ci-après une traduction obtenue par Deepl :

« Déclaration du président Joe Biden à l'occasion de la journée du souvenir arménien

24 AVRIL 2021 

Chaque année, en ce jour, nous nous souvenons de la vie de tous ceux qui ont péri dans le génocide arménien de l'époque ottomane et nous nous engageons à nouveau à empêcher qu'une telle atrocité ne se reproduise. Le 24 avril 1915, les autorités ottomanes ont arrêté des intellectuels et des dirigeants communautaires arméniens à Constantinople. Un million et demi d'Arméniens ont été déportés, massacrés ou conduits à la mort dans le cadre d'une campagne d'extermination. Nous honorons les victimes du Meds Yeghern afin que les horreurs de ce qui s'est passé ne soient jamais perdues pour l'histoire. Et nous nous souvenons afin de rester vigilants face à l'influence corrosive de la haine sous toutes ses formes.

Parmi ceux qui ont survécu, la plupart ont dû trouver un nouveau foyer et une nouvelle vie dans le monde entier, y compris aux États-Unis. Avec force et résilience, le peuple arménien a survécu et a reconstruit sa communauté. Au fil des décennies, les immigrants arméniens ont enrichi les États-Unis d'innombrables façons, mais ils n'ont jamais oublié l'histoire tragique qui a amené tant de leurs ancêtres sur nos côtes. Nous honorons leur histoire. Nous voyons cette douleur. Nous affirmons l'histoire. Nous ne le faisons pas pour jeter le blâme mais pour nous assurer que ce qui s'est passé ne se répète jamais.

 Aujourd'hui, alors que nous pleurons ce qui a été perdu, tournons également nos regards vers l'avenir, vers le monde que nous souhaitons construire pour nos enfants. Un monde qui ne soit pas souillé par les maux quotidiens du sectarisme et de l'intolérance, où les droits de l'homme sont respectés et où chacun peut poursuivre sa vie dans la dignité et la sécurité. Renouvelons notre détermination commune à empêcher que de futures atrocités ne se produisent où que ce soit dans le monde. Et poursuivons la guérison et la réconciliation pour tous les peuples du monde.

Le peuple américain honore tous les Arméniens qui ont péri dans le génocide qui a commencé il y a 106 ans aujourd'hui. »