La_troika_visite_la_frontirère_administrative_entre_la_Géorgie_lAbbkhazie_et_lOssétie_du_Sud.jpg

La mission mandatée par Joseph Borrell visite la frontière administrative entre la Géorgie, l'Abbkhazie et l'Ossétie du Sud. © UE. 

 

Alors que l’Arménie prend des allures de protectorat russe et que la Turquie est devenue le parrain de Bakou, l’Europe veut promouvoir son rôle dans la région, carrefour avec l'Asie centrale, à la frontière du grand Moyen-Orient.

 

Par Anne-Marie Mouradian, journaliste spécialisée dans la politique de voisinage de l'Union européenne

 

Une mission mandatée par Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, et composée d’Alexander Schallenberg, Bogdan Aurescu et Gabrielius Landsbergis, les ministres des Affaires étrangères d’Autriche, de Roumanie et de Lituanie, s’est rendue à Bakou, Erevan et Tbilissi les 25 et 26 juin, pour faire passer le message: « l’Europe ne vous abandonnera pas ». Autrement dit, pas question pour l’UE de se retirer devant les autres acteurs que sont les puissances régionales traditionnelles - Russie, Turquie, Iran - et la Chine.

Pékin avance ses pions à travers notamment sa Nouvelle route de la soie dont une ramification transite par l’Azerbaïdjan et la Géorgie pour atteindre le port roumain de Constanta. L’Europe de son côté a lancé en 2018 sa propre stratégie de connectivité avec l’Asie. « Le Caucase du Sud est important pour l'UE, en termes de corridors de transport la reliant à l'Asie et de diversification de ses ressources énergétiques. Nous devons donc favoriser le rôle de la région en tant que plaque tournante de la connectivité » souligne Josep Borrell.[1] Et l’éventuelle ouverture évoquée depuis la fin de la dernière guerre du Karabakh, d’un vaste chantier de construction d’infrastructures ferroviaires et routières fait miroiter de nouvelles opportunités d’investissement.

L’UE veut être plus qu’un acteur « complémentaire » dans la région. Elle reste toutefois confrontée aux ambiguïtés inhérentes à son partenariat oriental et à ses divisions. L’une des questions qui font le plus débat parmi les Vingt-sept concerne la connexion entre ce partenariat englobant six ex-républiques soviétiques dont les trois Etats sud-caucasiens et les relations avec la Russie.

La France et l’Allemagne, misant sur la bonne dynamique de la rencontre Biden-Poutine du 16 juin, avaient proposé que l’UE à son tour reprenne un dialogue au plus haut niveau avec Moscou sur des sujets d’intérêt majeur, interrompu en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée. La perspective d’un prochain Sommet UE-Russie n’a pas été validée. Les Etats baltes et la Pologne s’y sont clairement opposés. Un tel événement à la suite de la rencontre avec Joe Biden « permettrait de légitimer un peu plus la Russie au niveau international » et enverrait « un signal très mauvais et incertain aux pays du partenariat oriental », estime le président lituanien Gitanas Nauseda.

L’UE qui a alloué sur la période 2014-2020, 3,4 milliards d’euros à son voisinage  oriental[2], y a connu ces dernières années une série de revers. Récemment, sa crédibilité a souffert de son inaction durant l’offensive turco-azérie contre les Arméniens au Haut-Karabakh.

Le Sommet du partenariat prévu en décembre 2021 devra inaugurer une nouvelle politique appuyée sur un ambitieux plan économique et d’investissement[3] visant à stimuler les échanges, l’emploi, la croissance…L’UE compte sur ce plan pour réaffirmer sa présence auprès de ses partenaires orientaux. « Nous nous engageons à mobiliser au moins 17 milliards d'euros pour la relance économique de la région. Quelque 2,3 milliards d'euros seraient des subventions, et le reste des projets et investissements montés avec nos partenaires financiers internationaux comme la BEI ou la Banque européenne pour la reconstruction et le développement » a précisé le commissaire européen pour le voisinage, Oliver Varhelyi[4].

Des lauriers pour la Géorgie

Malgré des tensions politiques internes, la Géorgie reste aujourd’hui plus que jamais le « champion » de l’UE. Au printemps dernier, de concert avec les Etats-Unis, l’Europe a facilité la négociation d’un accord entre le parti au pouvoir «Rêve géorgien» et l’opposition[5]. Cette médiation a aidé à sortir la Géorgie de la crise institutionnelle qui la paralysait depuis les élections législatives d’octobre 2020. Selon Bruxelles, à l'heure des pressions géopolitiques accrues dans la région, le soutien politique européen à « une démocratie petite mais dynamique » aura été décisif et permis d’éviter toute forme de déstabilisation. 

Tbilissi devrait bénéficier de près de 4 milliards d’euros d'investissements et de projets phares notamment pour améliorer la connectivité routière, ferroviaire et  numérique via la mer Noire.

Félicitée pour sa détermination à poursuivre sans se décourager la voie vers son avenir européen, la Géorgie s’est estimée suffisamment avancée dans ses réformes pour demander à intégrer l’UE en 2024. « Cette date vous parait-elle réaliste ? » a interrogé une journaliste géorgienne à la conférence de presse de la troïka européenne le 26 juin. La réponse a été sans surprise : « Vous avez fait des progrès formidables, mais il reste encore des étapes à franchir ». Une adhésion géorgienne à l’UE parait de fait improbable vu le statut incertain de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Inutile, estime-t-on à Bruxelles, d'aggraver encore plus la tension avec Moscou.

Si le recours à la force n’a jamais fait partie de son logiciel, l’UE a déployé depuis 2008 le long de la frontière administrative entre la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, une mission d’observateurs civils (EUMM Géorgie) destinée à « apaiser les tensions, obliger les forces en présence à mieux se comporter, tout en matérialisant le soutien européen à l’intégrité territoriale de la Géorgie ».

Par ailleurs, pour stabiliser les zones touchées par le conflit russo-géorgien de 2008, des programmes européens de réhabilitation économique axés sur la reconstruction des infrastructures (transport, électricité, eau, agricole, santé…) se sont succédé y compris à l’intérieur des deux républiques autoproclamées.

La coopération régionale, une illusion ?

Rien de semblable n’a été observé au Haut-Karabakh. Depuis la fin en 1994 de la première guerre alors remportée par les Arméniens, l’Europe n’y a jamais déployé d’observateurs à la frontière estimant qu’une telle mission reviendrait à l’OSCE, a évité tout contact avec les responsables karabakhtsi et ne s’est pas impliqué dans des projets de réhabilitation à l’intérieur même de la république « de facto ». La position officielle a dissimulé de fortes dissensions entre Etats membres au sujet de la stratégie à adopter au Haut-Karabakh. L’UE a financé en revanche dans le cadre de son programme de facilitation - The European Partnership for the Peaceful Settlement of the Conflict over NagornoKarabakh (EPNK) - des projets visant à encourager les contacts entre les sociétés civiles d’Arménie, d’Azerbaïdjan et du Haut-Karabakh, sans grands résultats.

Après la fin de la guerre à l’automne 2020 et la défaite arménienne,  l’Europe s’est engagée à contribuer à « l'élaboration d'un règlement durable, à la stabilisation et la relance socio-économique ». En mai dernier, elle a exprimé la volonté d’être plus efficace en travaillant plus étroitement avec l’administration Biden et le groupe de Minsk de l’OSCE.

Avec les Etats-Unis, l’UE a appuyé une médiation du Premier ministre géorgien Irakli Garibachvili, obtenant la remise le 13 juin par l'Azerbaïdjan à l’Arménie de quinze prisonniers, en échange de la carte de 97.000 mines antichars et antipersonnel dans le district d'Agdam, l'un des territoires rétrocédés à Bakou.

Des dizaines d’autres prisonniers de guerre arméniens sont toujours détenus tandis que l’ONG Human Rights Watch a documenté de nombreux cas de tortures et traitements  dégradants, accusant l’Azerbaïdjan de violer la troisième Convention de Genève. Josep Borrell a appelé à leur libération ainsi qu'à la remise par l’Arménie de toutes les cartes disponibles des zones minées. L’avancée de soldats azerbaïdjanais à l'intérieur cette fois du territoire de l’Arménie a fait encore plus monter la tension, posant le problème de la délimitation et de la démarcation des frontières.

A Erevan, la troïka européenne a salué « les perspectives de stabilité » du pays après les législatives « polarisantes mais transparentes » de juin. Elle a encouragé le Premier ministre Nikol Pachinian à poursuivre le processus de démocratisation et promis un renforcement de l’aide dans le cadre du CEPA[6], l’accord d’association UE-Arménie conclu en 2017.  De nouveaux financements seraient consacrés à la construction des tronçons manquants du corridor autoroutier Nord-Sud et à la région du Syunik.

En Azerbaïdjan, l'UE continuera de soutenir le développement du port de Bakou pour favoriser la connectivité transcaspienne. Elle compte finaliser avant la fin de l’année avec ce pays un accord en cours de négociation depuis trois ans. Il sera centré sur la coopération énergétique et le rôle du Sud-Caucase comme zone de transit des hydrocarbures de la Caspienne vers les marchés européens. Vis-à-vis d’un régime autoritaire conforté par sa victoire au Karabakh, les mesures d’incitation de l’UE en faveur de la démocratisation s’annoncent en revanche problématiques.

 

L’Europe qui semble parfois sous-estimer la force des contingences historiques et surestimer le rôle qui pourrait être le sien, se veut aujourd’hui prudente. Interrogés sur les outils européens qui seraient susceptibles de favoriser un début de climat de confiance entre Arméniens et Azerbaïdjanais, les trois émissaires sont restés discrets car, à ce stade, « un simple mot mal interprété pourrait provoquer des étincelles tant les plaies restent béantes ».

[1] https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/101243/why-we-need-more-eu-engagement-south-caucasus_en

[2]  Dont 82% au trio de tête: Ukraine, Géorgie, Moldavie

[3] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_3367

[4] https://ec.europa.eu/commission/commissioners/2019-2024/varhelyi/announcements/remarks-commissioner-oliver-varhelyi-press-point-prime-minister-georgia-irakli-garibashvili_en

[5] https://eeas.europa.eu/sites/default/files/210418_mediation_way_ahead_for_publication_0.pdf

[6] The Comprehensive & Enhanced Partnership Agreement