Les élections législatives anticipées qui se dérouleront le 20 juin en Arménie sont dominées par les questions de politique extérieure et de souveraineté dans un petit pays pris en étau entre l’Azerbaïdjan et un allié russe qui semble s’être rapproché de la Turquie à l’occasion de la guerre du Haut-Karabagh. Le point sur les candidats et leurs programmes.
Par Taline Ter Minassian, professeure d'histoire contemporaine de la Russie et du Caucase (Inalco, Paris)
Radar Media Info Sud-Caucase : Les élections législatives de 2018, portées par la révolution de velours, étaient dominées par les questions de politique intérieure ; le scrutin du 20 juin prochain consacre les questions de politique internationale. S’agit-il d’une situation réellement inédite pour autant ?
Taline Ter Minassian : A vrai dire depuis la fondation de l’Etat arménien contemporain en 1918-1920, c’est-à-dire depuis la Première République, la politique arménienne a toujours été surdéterminée par les problèmes de politique extérieure. L’Arménie était alors un petit Etat balloté par des enjeux géopolitiques surdimensionnés. Les dirigeants de l’Arménie dachnak de cette époque, mais aussi leurs plus farouches opposants devaient décider de la question de « l’orientation » du pays. Orientation pro-occidentale ? Ou au contraire orientation russe ? Très tôt, les dirigeants les plus pragmatiques de la Première République ont compris que l’Arménie devait avoir plusieurs fers au feu : devenir une démocratie parlementaire à l’occidentale tout en ne comptant pas trop sur l’Occident et en n’excluant pas d’avoir également une politique, voire même plusieurs politiques, à l’égard de Moscou. Car à cette époque, nul ne savait si le gouvernement bolchevik se maintiendrait au pouvoir ou si au contraire les généraux Blancs réussiraient leur projet de restauration de la Russie impériale. Que deviendrait alors la jeune république indépendante ? Cette surdétermination de l’Arménie par la question de l’orientation ainsi que par le problème des frontières existait déjà dans un contexte international tout aussi chaotique en 1918-1920. On le comprend parfaitement à la lecture des Mémoires de Rouben, singulièrement le volume 7 consacré à son expérience d’homme d’Etat dont la traduction française va paraître très prochainement aux Editions Thaddée.
Dans une perspective moins historique et plus actuelle, les élections anticipées du 20 juin ne forment pas un scénario inédit puisque que précisément, c’est ainsi que Nikol Pachinian est arrivé au pouvoir en 2018 au terme de la « Révolution de velours ». Au plan de la politique extérieure, et même de la question du Karabagh, il est vrai que personne n’en parlait à cette époque. Mais cela ne signifie pas que les problèmes de politique extérieure n’existaient pas : pendant que la foule comme sous le charme de Nikol Pachinian, manifestait en scandant des slogans assez flous voire même inconsistants, l’Arménie oubliait la question du Karabagh, oubliait aussi qu’elle avait des voisins hostiles méconnaissant l’extraordinaire dangerosité du contexte géopolitique régional dans l’arc des crises (de l’Ukraine à la Syrie) dont elle est l’un des maillons. Les questions internationales existaient alors bel et bien mais elles sont malheureusement restées à l’arrière-plan, comme rejetées dans l’inconscient collectif. La catastrophe de la guerre des 44 Jours (27 septembre-10 novembre 2020) a découlé de cette incapacité à se projeter dans l’environnement régional et même mondial. Pour répondre donc à votre question, je dirai que les questions internationales ne vont pas peser davantage : le sort de l’Arménie semble scellé par le cessez-le-feu du 10 novembre orchestré par Poutine. Existe-t-il une autre alternative ? Les candidats en lice ont-ils réellement la possibilité de formuler un programme alternatif en matière de politique extérieure ? Je suis assez sceptique.
Radar Media Info Sud-Caucase : La question de la relation à l'allié Russe, qui a renforcé sa présence à l'occasion de la guerre du Haut-Karabagh et de l'accord tripartite signé le 10 novembre 2020, est abordée de quelle manière par les principaux candidats ? Est-il question de mieux impliquer la Russie sur le tracé des frontières, des corridors, etc. ?
Taline Ter Minassian : Il est difficile de répondre à votre question, n’oubliez pas qu’il y a 26 listes électorales en lice ! Par ailleurs, il faut remarquer qu’à ma connaissance le seul homme politique qui ait publiquement préconisé une politique pragmatique à l’égard de ce cessez-le-feu du 10 novembre suggérant qu’on pouvait essayer de prendre ce document comme un problème de mathématiques, « en changeant de point de vue », bref, le seul homme que j’ai entendu proposer quelque chose à cet égard, c’est Vazkène Manoukian au moment où il a lancé le Mouvement pour le Salut de la Patrie. Or, Vazkène Manoukian justement, ne se présente pas aux élections.
La question de la relation avec la Russie était déjà à l’horizon de l’élection de Nikol Pachinian en 2018 et on se souvient qu’il avait donné de claires assurances à son électorat comme quoi rien ne changerait, bien « qu’en même temps », il était de notoriété publique qu’il avait les yeux de Chimène pour l’Occident. Aujourd’hui, il est clair que Pachinian est devenu par la force des choses l’obligé de la Russie, et ce n’est pas la vague invocation du Groupe de Minsk de l’OSCE ou bien sa récente visite officielle en France qui modifieront comme on dit, l’état des choses. Je ne sais pas ce que vous entendez par « meilleure implication » de la Russie puisque cette dernière est bel et bien présente sur le terrain et en bonne voie de transformer le Karabagh en une sorte de base avancée russe. Je ne crois pas que les candidats, même les plus notoirement pro-russes, comme Robert Kotcharian, se hasardent à spéculer sur le sujet. Bien sûr, on peut faire vaguement miroiter qu’en entretenant une amitié ou du moins une relation personnelle de proximité avec Poutine, le futur dirigeant serait à même de faire évoluer plus favorablement les conditions draconiennes de l’accord tripartite, mais ce n’est pas à mon avis, le genre de choses qu’un candidat peut se hasarder à formuler clairement dans un programme électoral…Concernant la question du corridor ou des corridors, on a bien observé au cours des dernières semaines combien cette question reste indécise car elle est peut-être pendante à un protocole secret dont nul ne connaît la teneur. L’insécurité aux frontières, la menace d’une reprise du conflit et d’une manière générale, le refus d’être une « nation de perdants » est bien évidemment évoquée par Robert Kotcharian, désormais identifié comme le principal challenger de Nikol Pachinian. Le 9 mai dernier, l’ex-président Robert Kotcharian a déclaré « que nous sommes maintenant un pays qui ne peut pas protéger ses frontières et assurer à lui seul la sécurité de sa population (…). Nous avons un gouvernement qui a constamment affaibli l’armée et qui ne fait rien aujourd’hui pour la rebâtir. Notre objectif est d’établir une paix digne. Cela ne peut être fait par un gouvernement qui incarne la défaite, le déshonneur, l’humiliation et la mort… ». Et à propos du Karabagh (Artsakh) dont il est originaire, Robert Kotcharian ne peut rien faire d’autre que de constater un « avenir sombre » soulignant que dans l’absence de statut actuel, la survie de la partie restante du Karabagh arménien est toujours suspendue à la présence des troupes russes. Or les Russes selon les termes de l’accord, ne sont là en théorie que pour cinq ans…
Radar Media Info Sud-Caucase : Ces dernières années ont été marquées par des partenariats renforcés avec d’autres puissances (l'UE, la France, ou encore l’Iran très récemment...). Quels candidats cherchent à développer ces partenariats plus multipolaires ?
Taline Ter Minassian : Le 24 novembre 2017, l'UE et l'Arménie ont en effet signé l'accord de partenariat global et renforcé, en marge du 5e sommet du Partenariat oriental. Ce partenariat existait bien avant l’arrivée de Nikol Pachinian. A l’époque de Serge Sarkissian, les amendements constitutionnels qui ont conduit l’Arménie à l’adoption d’un régime parlementaire – la plus grave erreur qu’il ait commise selon Levon Ter-Petrossian- ont été adoptés avec l’argument d’une démocratisation conforme aux recommandations de la Commission de Venise et ceci n’est qu’un simple exemple. S’agissant de l’Iran, là encore les relations sont anciennes et s’inscrivent dans un axe géopolitique nord-sud puisque les relations arméno-iraniennes doivent aussi être comprises dans le contexte des relations russo-iraniennes. Mais là encore, la récente guerre a tout de même bouleversé l’ordre des choses : pris entre les problèmes de l’Arménie et la question de l’Azerbaïdjan iranien, l’Iran s’est montré plus que réservé dans le conflit du Haut-Karabagh. Quant à la France, l’opinion publique en Arménie en attendait beaucoup, mais rien de tangible ne s’est produit durant la récente guerre. La récente visite de Nikol Pachinian a suscité toutefois de la part d’Emmanuel Macron des marques de sympathie et de solidarité. Diverses choses ont été évoquées : la protection du patrimoine du Haut-Karabagh, la paix, la coopération économique. Mais la France n’est plus, depuis au moins cinquante ans, une grande puissance. D’autre part, elle est membre comme la Turquie de l’OTAN, alors que l’Arménie est membre de l’OTSC. On ne voit pas bien comment un candidat francophile pourrait raisonnablement défendre l’idée « d’une politique française », sauf à jouer de la démagogie, dans un pays il est vrai, où le nom de Charles Aznavour est resté très populaire.
Quant à s’émanciper de la Russie, aucun des candidats favoris ne semble même l’envisager, même pas Nikol Pachinian qui est pourtant dans ce domaine un adepte du « en même temps ». J’ajoute que le seul pays qui s’est émancipé de la tutelle russe dans la région du Caucase Sud, est la Géorgie. Mais regarder à l’ouest et se rapprocher de l’OTAN dans un contexte de voisinage immédiat avec la Turquie est un jeu également dangereux.
Radar Media Info Sud-Caucase : Quelles sont les visions de la relation avec les voisins hostiles - Azerbaidjan et Turquie - qui émergent des discours et prises de position ? Y a-t-il des visions antagonistes sur le sujet ?
Taline Ter Minassian : Il est clair que l’Azerbaïdjan et la Turquie incarnent l’altérité absolue, la figure de l’ennemi. Je dirais plutôt que ce sur point tout le monde est d’accord. Dans le contexte qui a suivi la défaite, les accusations d’espionnage au profit de l’ennemi se sont multipliées. Et certains anciens partisans de Nikol Pachinian voient désormais en lui un « traitre » vendu aux Turcs. Je n’ai pas encore entendu de déclarations sur la nécessité d’entretenir des relations viables de voisinage. C’est bien sûr un impératif. En son temps, Levon Ter Petrossian avait fait valoir ses arguments en faveur d’un compromis, au risque de passer pour un « bradeur » de Karabagh. Aujourd’hui, il revient sur la scène, au terme d’une seconde « traversée du désert », mais tout est une question de calendrier. Malheureusement, l’heure n’est plus à la diplomatie du « football » et autres protocoles. L’heure est grave, et singulièrement d’autant plus grave, que l’opinion publique ne semble pas saisir les enjeux de la politique extérieure.
Radar Media Info Sud-Caucase : Finalement, quels types de soutien et formes de nationalisme trouvent à s'exprimer sur le sujet du Karabagh, sachant qu'aucun premier ministre ou président n'a reconnu la République d'Artsakh à l'international au cours des trente dernières années ? Cette précaution a-t-elle encore un sens ?
Taline Ter Minassian : Oui évidemment, elle a un sens : reconnaître l’Artsakh aurait signifié que l’Arménie quittait la table des négociations qui ont duré des décennies depuis le cessez-le-feu de 1994, tout au long du processus de Minsk. Ou bien il eut fallu que l’Arménie reconnaisse l’Artsakh alors que la guerre battait son plein. Au point où le pays en était arrivé, cela aurait pu être envisageable dans une ultime manœuvre du tout pour le tout, mais justement Nikol Pachinian ne l’a pas fait. Parmi les candidats en lice, le Karabagh est évidemment la toile de fond. Levon Ter-Petrossian, le premier président de la IIIe république était on le sait partisan de la realpolitik à cet égard. L’annonce de sa candidature comme tête de liste du Congrès National Arménien, laisse augurer d’une véritable vision de politique extérieure, faite de concessions et de pragmatisme. Il a en son temps défendu une certaine vision de la politique extérieure de l’Arménie mais il n’est pas pour l’instant crédité de nombreuses intentions de vote. Et c’est fort dommage car c’est le seul homme d’Etat qui ait eu une vision de ce qu’il fallait faire à l’époque et à mon avis le seul homme d’Etat qu’ait produit l’Arménie contemporaine post-soviétique. Quant à Robert Kotcharian, on sait qu’originaire de Stepanakert, toute sa carrière politique s’est faite au et par le Karabagh. Evoquant le calendrier du retrait des troupes russes de la zone du conflit en novembre 2025 selon les termes de l’accord du 10 novembre 2020, il reproche au pouvoir actuel et au premier ministre intérimaire son inaction. S’adressant à ses partisans lors d’un meeting électoral, il s’est adressé à la foule : « l’un d’entre vous a-t-il entendu des dirigeants actuels dire ce qu’ils font sur cette question ? Sont-ils préparés ou non à un tel scenario ? Un gouvernement symbolisant la défaite ne peut pas être un négociateur efficace ».