Par Raffi Mussalian, Expert Satellite & Lanceurs



Radar Media Info Sud-Caucase : Nous avons beaucoup parlé des drones durant la seconde guerre du Haut-Karabagh, peut-on aussi considérer que les technologies spatiales ont joué un rôle et comment apprécier leur impact ?

Raffi Mussalian : Le nombre impressionnant de drones qui s'est abattu sur les Arméniens n’a pas été guidé par des satellites mais par des avions de type F16 pilotés par des officiers de l’armée turque. Les technologies spatiales n'ont donc pas participé directement au combat. Mais le satellite d'observation de la terre SPOT 7 que l'Azerbaidjan a acheté à la France a certainement servi à collecter les images satellitaires qui ont permis le repérage des cibles, c'est-à-dire une cartographie complète de l'Arménie et de l'Artsakh (Haut-Karabagh). 

Seuls les américains maitrisent la technologie «drone-satellite» permettant de piloter les drones directement via des satellites à ma connaissance, même si cette haute technologie est déjà l'obsession des autres puissances : la Russie, la Chine et même la Turquie qui compte y parvenir grâce à ses futurs satellites Göktürk (du nom d'un clan qui a régné sur la Mongolie et l'Asie Centrale et a contribué à l'expansion des Turcs vers la Caspienne).

Toutes les armées du monde analysent et étudient cette guerre en raison de cette utilisation de drones avec une ampleur jamais égalée dans aucun autre conflit. Malgré des soldats héroïques, l'Arménie a été technologiquement surpassée à l'image de la cavalerie polonaise face aux Panzers d'Hitler. C’est sans doute un enseignement que nous pouvons tirer de ce qui s’est passé, et c’est une première dans l'Histoire : il n'a pas été nécessaire aux vainqueurs d'être courageux. Aliev a démontré qu'un pays riche peuplé de couards, jusque-là incapables de s’accaparer seuls d’un territoire, pouvait gagner une guerre grâce à l'utilisation massive de drones, de cartographies de qualité, et de mercenaires. 


Radar Media Info Sud-Caucase : Que représente la vente de SPOT 7 pour la France sur un plan financier, s'agissait-il d'un marché important ? Comment se passe une vente de ce type, qui l'a conclue, quand ?

 

Raffi Mussalian : La France a patiemment bâti un programme civil d'observation de la Terre avec les satellites SPOT. L'amélioration de son expertise sur les optiques lui a permis de passer au stade militaire en développant les satellites de la Constellation «Pléiades», d'une résolution au sol bien supérieure, qui ont vocation à remplacer petit à petit les satellites SPOT, ce qui a permis à la France  de vendre SPOT 7 à l'Azerbaidjan. 

C'est certainement une très belle opération financière pour la France puisqu'elle a autorisé d’importants transferts d’expertises auxquels s'ajoutent la formation du personnel du nouveau centre de contrôle satellite inauguré à proximité de Bakou. 

C'est en juillet 2018, que le Président de la république française Emmanuel Macron a reçu à l'Elysée le dictateur Aliev, «Président à vie» de l'Azerbaidjan, afin de signer un accord-cadre entre le CNES (Centre National d'Etudes Spatiales) et l’agence Azercosmos qui est sous l'autorité directe d'Aliev, créant ainsi un lien institutionnel entre les deux pays. Le texte définissait en particulier «un cadre de coopération technique dans le domaine des satellites de télédétection, de l’observation de la Terre et de l’exploration de l’univers». Azercosmos a rejoint ainsi le Space Climate Observatory, projet français qui vise à mettre les moyens d’observations spatiaux au service de la recherche sur le changement climatique, via notamment l’observation de son impact sur les écosystèmes et les populations. Avec cet accord-cadre, la France est devenue le partenaire privilégié de l'Azerbaïdjan.


Radar Media Info Sud-Caucase : Cette vente a-t-elle été assortie de garanties pour s'assurer d'un usage non militaire par l'Azerbaidjan ? Existe-t-il un comité national ou international pour un recours contre cette utilisation de Spot 7 par l'Azerbaidjan ?

 

Raffi Mussalian : Je ne pense pas que la vente soit assortie de garanties d'un point de vue militaire puisque SPOT 7 est un satellite civil, mais personne n'est dupe : en vendant SPOT 7 à l'Azerbaïdjan sans encourir de blâme, alors même qu’elle est membre neutre du Groupe de Minsk en charge de la résolution du conflit du Haut-Karabagh, la France s’est targuée de mettre son secteur spatial au service de la Cop 21, de l'écologie, de l'agriculture, des recherches minières ou des ressources hydrauliques, mais sous cet alibi écologique, Aliev a obtenu au mètre près tous les renseignements topographiques, que ce soit des informations sur les mouvements de troupes, l’emplacement des casernes, des églises, des hôpitaux ou des écoles. Même si nous savons que SPOT 7 n'a pas la capacité de guider des drones, la France ne peut que regretter son double-jeu qui s'est avéré tragique pour la République d'Artsakh.

Il n'existe pas de recours contre cette utilisation de SPOT 7 mais quand on choisit de conclure une affaire avec un état voyou, il faut en assumer les conséquences. C'est la raison pour laquelle j’invite les autorités d'Arménie et d'Artsakh à mettre à profit la mauvaise conscience française pour demander à participer, aux côtés de la France et à travers le programme Constellation Pléiades, à la surveillance du patrimoine culturel et religieux de l'Artsakh grâce à la création d’un centre de contrôle satellite à Erevan et la formation du personnel nécessaire. Ainsi, l'Arménie et l'Artsakh auront accès sur leur propre territoire au même niveau d'information que l'Azerbaïdjan ! Cet accès équitable à l’information serait tout à fait logique au regard de la déclaration d'Emmanuel Macron sur Twitter le 19 novembre 2020 : «la France est prête à apporter, dans le cadre de l'Unesco, avec l'Alliance pour la protection du patrimoine dans les conflits, son expertise et son plein appui pour la protection du patrimoine culturel et religieux du Haut-Karabagh et de ses environs».  


Radar Media Info Sud-Caucase : L'Arménie aurait-elle les moyens d'acheter un tel satellite, ou de s'insérer dans un programme lui donnant accès à ces technologies de pointe et d'avenir ?

 

Raffi Mussalian : Je ne vois pas l'intérêt pour un petit pays pacifique d'acheter un satellite, son lancement et ses moyens au sols nécessitant 250 à 300 millions d'Euros. Si l'Arménie dispose d'un tel budget, je lui recommanderais plutôt de l'utiliser au réconfort de sa population. Par contre, il serait tout à fait judicieux de créer une Agence spatiale arménienne (ASA) non pas pour commander des satellites dispendieux mais pour intégrer les organisations spatiales internationales, et pouvoir établir des coopérations inter-étatiques. 


Radar Media Info Sud-Caucase : Quels seraient les objectifs et enjeux d'une telle agence pour l'Arménie ? Pour la France ?

 

Raffi Mussalian : Les russes sont en Artsakh pour cinq ou peut-être dix ans, selon l’accord de cesser le feu qui a été signé le 9 novembre dernier. L'objectif prioritaire de l'Agence spatiale arménienne (ASA) serait de sanctuariser l'Arménie tout en développant des partenariats dans le domaine spatial qui la rendent incontournable. Ces avancées technologiques de l’Arménie pourraient servir ses alliés aussi, lui apportant en contrepartie protection et intégrité physique de sa population. C’est un domaine tout à fait stratégique, il ne vous a pas échappé que le président Trump a créé une quatrième composante militaire - l'Espace - et les autres puissances vont suivre. En plus de sanctuariser son territoire, en s’insérant dans un tel programme, l’Arménie pourra former sa jeunesse à un domaine d'avenir, participer aux programmes satellitaires intra-universitaire, valoriser ses start-ups qui foisonnent dans l'Intelligence Artificielle.

 

Quant à la France, elle pourrait enfin faire preuve d'équité en intégrant l'Arménie dans son projet de Space Climate Obervatory et en l'aidant financièrement et techniquement dans la création de son agence spatiale. Patrie des Droits de l'Homme, ce serait son devoir et son honneur d'être la première Nation à initier la reconnaissance internationale de la République d'Artsakh ainsi qu’un coopération porteuse d’avenir, pour sauver la population d'un génocide programmé et, en reprenant les mots du Président Macron, pour assurer « une protection de son patrimoine culturel et religieux ». 



Propos recueillis par Lisa Telfizian