Carte Caucase

Les trois États subcaucasiens lors de l'indépendance en 1991, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan. Source : Ministère français des Affaires Étrangères. ©DR

Universitaires et professionnels du patrimoine européens, russes et originaires du Sud-Caucase se sont réunis (en ligne) le 15 avril 2021 à l’initiative de l’Institut national du patrimoine (France). Cette journée d’étude intitulée « La protection du patrimoine culturel du sud Caucase » a permis aux trois États de la région - Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie - de présenter leurs politiques publiques en matière de conservation du patrimoine dans un contexte tendu où, après une victoire militaire au Karabagh, l’Azerbaïdjan cherche à catégoriser des églises arméniennes comme oudies et albaniennes, effaçant une présence arménienne pourtant millénaire et attestée. Jean-Pierre Mahé, académicien, grand spécialiste de la région, a rappelé dans son discours d’ouverture la richesse des patrimoines de Subcaucasie et la nécessité de les protéger dans le respect de leur histoire, car elles appartiennent au patrimoine de l’humanité. Retrouvez l’intégralité de cette allocution d’une grande ampleur, restituant l'histoire du patrimoine du Karabagh et de la région dans toute sa complexité à partir des sources dont dispose la recherche aujourd'hui.

 

Par Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut de France, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

 

La Subcaucasie. Patrimoines et polyphonie culturelle

Certains pays d’Asie, du Proche ou du Moyen Orient, sont comme des portes ouvertes sur l’abîme des siècles ou des millénaires. Le temps y semble plus dense et plus profond qu’ailleurs. Les trois États subcaucasiens, qui s’étendent entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, Géorgie, Azerbaïdjan et Arménie, offrent tout à la fois les vestiges vivants d’un univers englouti et une aire géostratégique à la lisière des mondes, constamment exposée aux flux des échanges, à la concurrence des langues, à l’affrontement des civilisations et des cultures.

Au nord, ils avoisinent les cimes les plus hautes de l’ancien monde occidental, la chaine du Grand Caucase, où les premiers historiens des conquêtes d’Alexandre virent souvent le prolongement occidental de l’Himalaya. Quand on emprunte la route militaire des Ossètes, depuis Tbilisi jusqu’à Kasbégi, et qu’on prend un 4/4 pour atteindre l’église de la Trinité (Saméba), on arrive au mont Gergeti. En dessous de cet énorme pic rocheux, repose le Prométhée géorgien, Amirani, enchaîné dans une caverne. La masse de la montagne l’empêche de sortir, de crainte qu’il ne provoque à nouveau le Créateur et n’entreprenne de construire un monde meilleur, d’un bout à l’autre de l’isthme subcaucasien.

Tout en contraste avec ces luttes titanesques, gigantomachies des origines, les antiques royaumes subcaucasiens voisinent au sud et sud-est avec le croissant fertile syro-mésopotamien d’où a émergé la civilisation, cinq à six mille ans avant notre ère. Partout subsistent des monuments antiques et médiévaux, mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le sol qui bruit sous les pas des vivants recèle tant de témoins d’époques disparues !

C’est à Dmanisi, au sud-ouest de Tbilisi, qu’on a retrouvé les plus vieux ossements humains d’Eurasie. Ils s’inscrivent sur l’itinéraire qui conduisit, par glissements insensibles, de génération en génération, sur des millions d’années, les plus anciens représentants de notre espèce, partis de leur berceau africain, à travers le Proche Orient et le Caucase, jusqu’à l’Europe et les profondeurs de l’Asie.

Mais les montagnes et les vallées subcaucasiennes abondent en alignements et en vestiges préhistoriques. Les pierres taillées ou polies, les outils métalliques, les poteries, permettent d’établir la chronologie relative de ces sites sur plusieurs millénaires. On arrive ainsi aux périodes ourartienne, puis perse-achéménide, et aux antiquités hellénistiques et romaines. Viennent enfin les monuments païens, zoroastriens, chrétiens ou musulmans, qui affleurent en surface ou sont intégralement conservés. Ils ponctuent l’histoire des deux millénaires de l’ère commune, rythment la vie des habitants, et attirent de nos jours des flots de visiteurs étrangers.

 EU-Armenia_flag_0_2.jpg.png ©UE

L'Accord de Partenariat global et renforcé entre l’Arménie et l’Union européenne (CEPA)[1] est entré oficiellement en vigueur le 1er mars 2021. Il vise à désenclaver l’Arménie en contrepartie de réformes structurelles. Après l’accord d’association avec la Géorgie en 2014 et alors qu’un accord avec l’Azerbäidjan est en discussion, l’Union Européenne tente de renforcer son rôle  dans la région.

 

Par Anne-Marie Mouradian, journaliste spécialisée dans la politique de voisinage de l'Union européenne

 

« Au Karabakh comme en Syrie et en Libye, en l’absence des Européens, Russes et Turcs se sont arrangés entre eux en recourant aux armes » reconnait Josep Borrell, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité lorsqu’il évoque le recul de l’influence européenne y compris dans sa politique de voisinage. Il voit une Europe aujourd’hui très divisée, marginalisée sur la scène internationale et « herbivore dans un monde de carnivores ».

Au Sud-Caucase, si on est très loin de la stabilité et de la sécurité que l’Union européenne prétendait apporter à travers sa politique de voisinage, elle reste un acteur bien réel et important (certes limité sur le plan géostratégique) car pourvoyeur d’aide financière, de soutien aux réformes et de débouché commercial. La concurrence est forte puisque la Chine s’intéresse de plus en plus à la région et que ses échanges commerciaux progressent au détriment de ceux de l’Europe et de la Russie.

Les trois pays sud-caucasiens font partie des six ex-républiques soviétques[2] concernées par le Partenariat oriental de l’UE. C’est dans ce cadre que l’Europe a conclu un accord d’association avec la Géorgie en 2014, le CEPA avec l’Arménie en 2017 et qu’elle négocie actuellement un accord avec Bakou. Contrairement à ses deux voisins, l’Azerbaidjan est mal noté en matière de démocratisation mais l’UE, soucieuse de diminuer sa dépendance vis-à-vis du gaz russe considérée comme une menace pour sa sécurité énergétique[3], a trouvé en Bakou un partenaire pour diversifier ses approvisionnements. Après l’achèvement du gazoduc trans-adriatique[4], dernier tronçon du Corridor gazier sud-européen, les Européens ont commencé fin 2020 à recevoir du gaz pompé depuis le champ offshore de Shah Deniz en Azerbaïdjan et acheminé via la Géorgie, la Turquie, la Grèce, l'Albanie, la mer Adriatique jusqu’au terminal italien de Melendugno. La Commission européenne évoque certes les violations des libertés fondamentales dans ses rapports annuels sur  l’Azerbaïdjan mais estime que ses moyens de pression sont limités, le levier financier puissant dans d’autres pays du voisinage, le serait beaucoup moins en Azerbaïdjan qui bénéficie de l’argent du pétrole.

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Par Arman Tatoyan, Défenseur des Droits d’Arménie

Radar Media Info Sud-Caucase : Plusieurs mois après la fin de la guerre du Haut-Karabagh, y a-t-il encore des prisonniers de la guerre de 45 jours (capturés avant l'accord de paix du 10 novembre), en Azerbaïdjan ou en Arménie ?

Arman Tatoyan : Oui, il y a des prisonniers de guerre arméniens, capturés avant la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020, qui sont toujours détenus en Azerbaïdjan à ce jour, et ceci en dépit du principe d’un échange de « tous contre tous » qui avait été annoncé. L’Arménie a libéré tous les prisonniers de guerre azéris mais la réciproque n’est pas vraie. Non seulement les autorités azerbaïdjanaises ont retardé artificiellement la libération des captifs de la partie arménienne, mais pour ceux qui sont toujours emprisonnés, les vrais chiffres ne sont pas communiqués. De plus, nous avons noté de nombreux cas où, malgré les preuves accablantes confirmées par des vidéos et d'autres éléments, les autorités azerbaïdjanaises continuent de refuser l'accès aux personnes détenues et/ou retardent le processus d'approbation des visites.

Radar Media Info Sud-Caucase : L'Azerbaïdjan a fait état de nouveaux prisonniers capturés à la mi-décembre après la signature de l'accord de cessez-le-feu du 10 novembre. Comment sont justifiés ces emprisonnements ?

Arman Tatoyan : En effet, 62 militaires arméniens ont été capturés après l’accord de cessez-le-feu alors qu’ils étaient dans l’exercice normal de leurs fonctions, et l’Azerbaïdjan a lancé une offensive politique internationale en les qualifiant de terroristes.

L’heure est au tracé de nouvelles frontières entre le Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, suite à l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre qui acte la rétrocession de plusieurs territoires à l’Azerbaïdjan. A l’occasion d’une mission sur place[1], l’historienne Taline Ter Minassian analyse les nouveaux tracés et processus juridico-politiques en cours, ainsi que les nombreuses questions que ceux-ci soulèvent.

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Par Taline Ter Minassian, professeure d'histoire contemporaine de la Russie et du Caucase (Inalco, Paris)

 

Radar Media Info Sud-Caucase : L'accord tripartite de cessez-le-feu du 9 novembre a imposé la rétrocession des territoires occupés à l’Azerbaïdjan et la réduction du territoire du Haut-Karabagh.  Quel est l’impact de cet accord sur les frontières entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh ?

 

Taline Ter Minassian : Un simple coup d’œil sur la carte qui résulte de l’accord de cessez-le-feu montre l’ampleur de la défaite arménienne d’un simple point de vue territorial. La situation actuelle est d’une part le reflet de la situation militaire : l’avance azérie par le sud, qui a failli submerger la capitale du Haut-Karabagh, Stepanakert, ne s’est arrêtée qu’à Chouchi, haut-lieu doté d’une forte valeur symbolique pour les deux parties belligérantes, tombée le 9 novembre, date commémorative du Jour de la Victoire en Azerbaïdjan. Les territoires « occupés » du sud, où s’est déroulée la majeure partie des combats (Zangilan, Djebraïl, Fizuli), sont désormais revenus à l’Azerbaïdjan. Mais d’une part, le Haut-Karabagh lui-même (dans les limites du Haut-Karabagh tel qu’il existait à l’époque soviétique) est amputé de sa partie méridionale faisant de Chouchi le poste avancé d’une nouvelle ligne de démarcation se prolongeant vers l’est jusqu’au sud de Mardouni ; d’autre part, la rétrocession des districts de Kelbadjar et de Latchine à l’Azerbaïdjan, territoires tampons occupés par l’Arménie depuis 1993-1994, a créé de nouvelles frontières entre ce qui reste au territoire du Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan : au nord, la route de Vartenis qui faisait la jonction avec l’Arménie est désormais coupée et le monastère de Dadivank se retrouve sous l’autorité de l’Azerbaïdjan. De nouvelles frontières internes à l’Azerbaïdjan avec l’entité du Haut-Karabagh se sont dessinées, potentiellement conflictuelles dans la mesure où nul ne sait à ce jour quel sera le statut définitif du Haut-Karabagh. Si l’on retourne à la carte générale de l’accord de cessez-le-feu, il est facile de constater que la rétrocession des districts de Kelbadjar et de Latchine, crée une « nouvelle » frontière avec l’Arménie. Je dis « nouvelle », mais cette frontière n’a jamais vraiment été matérialisée à l’époque soviétique. Du sud au nord, la frontière orientale de l’Arménie désormais en contact direct avec l’Azerbaïdjan offre son flanc le long d’une ligne erratique qui ne correspond malheureusement à aucune ligne de relief ou voie naturelle s’imposant d’elle-même. Ce n’est pas la vallée du Rhin !

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Par Otto Luchterhandt, professeur de droit à l’université de Hambourg

 

7 fondements juridiques de droit international justifient l’octroi du statut de pays indépendant à la république d’Artsakh / Haut-Karabagh. Cette analyse, parue en allemand le 30 septembre 2020, reste d’actualité au regard des territoires autodéterminés de la République d’Artsakh dont le statut international est toujours en suspens après l’accord de cesser le feu du 10 novembre 2020. Or, en l’absence de statut clair, le conflit reste sans résolution sur le fond. Radar Media vous propose la traduction en français de cette analyse juridique de référence.

 

  • (1) L’indépendance de la République d’Artsakh / Haut-Karabakh a son fondement juridique officiel en droit international dans le principe du droit à l’autodétermination des peuples. Son respect et sa réalisation sont expressément reconnus comme l’un des « Objectifs des Nations unies » (art. 1 n° 2 ; art. 55 de la Charte des Nations unies). Le contenu juridique de ce principe est déterminé par l’article 1, paragraphe 1, formulé de manière identique dans les deux Pactes internationaux des Nations Unies du 16 décembre 1966 relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels, entrés en vigueur en 1976. Il s’agit du « droit de tous les peuples de décider librement et sans ingérence extérieure de leur statut politique et d’orienter leur développement économique, social et culturel ». Le pouvoir de décider librement de son statut politique a été concrétisé par les Nations unies en 1970 dans le (cinquième) « Principe de l’égalité des droits et de l’autodétermination des peuples de la Déclaration sur les relations amicales1, avec la reconnaissance des « possibilités » suivantes : 1. Création d’un État souverain et indépendant ; 2. Libre association avec un État indépendant ; 3. Libre intégration dans un État indépendant ; 4. Adhésion à un autre statut indépendant librement choisi par le peuple. Le droit à l’autodétermination des peuples a la qualité d’un « droit impératif » (ius cogens). Il s’agit donc de l’une des normes les plus importantes du droit international. Les traités entre États qui sont contraires à ce principe sont nuls et non avenus.